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vendredi 11 octobre 2013

Lambris en grisailles d'époque Louis XV à Auxerre

Des vacances dernières, la découverte de lambris peints d'un camaïeu bleu restera le fait marquant.

Provenant d'un hôtel sis face à la Seine, à Bray (entre Provins et Sens), ces lambris faisaient le désespoir d'une charmante antiquaire qui les avait sauvés d'un funeste destin mais ne savait où ils pourraient bien aller.
En août dernier à la foire de Mézilles (Yonne), j'en devenais le propriétaire et pour rassurer l'antiquaire lui priais de venir les déposer à la tour des neiges pour voir leur nouvel environnement.
En fin d'après-midi, dans le jardin à Auxerre, tout en sirotant un chablis, elle m'expliquait que ces lambris avaient été arrachés des murs d'un bel hôtel d'époque Louis XIV par les nouveaux acquéreurs qui firent table rase des "vieilleries" pour aménager un "loft"design. Triste époque… mais par cette opération je m'engageais à les sauver bien que convaincu de ne pouvoir les rétablir dans un aussi bel écrin que le leur quelques mois auparavant. Les meubles doivent accepter de tels sacrilèges !

Installation provisoire en attendant que notre ami ébéniste Eric Bourgoin, ancien élève de l'école Boulle, installé à Joigny, vienne poser des boiseries complétant le grand panneau et deux parcloses de Bray-sur-Seine. 

Le premier panneau en peuplier dans un chassis Louis XV mesure 1m30 de hauteur et 0m73 de largeur. Scène champêtre sur la côte. un fleuve côtier défile devant nous et s'éloigne vers l'horizon marin. Une ferme et sa dépendance sont installées au bord de la rivière. Tout est calme.

La rivière coule paisiblement. Un pont en bois ou une simple passerelle sépare l'espace marin au fond de l'embouchure  du cours d'eau. 

 Cette masure est évidemment modeste bien que percée de plusieurs ouvertures. Pas de vantaux apparents, sans doute la fermière se contente-t-elle de poser le soir des volets pour se protéger des bestioles curieuses ou attirées par une maigre lueur. Le toit de chaume est coiffé d'une cheminée au repos… c'est l'été comme l'indique la végétation.
à l'arrière… une grange ou étable avec des excavations dans le pignon qui pourraient correspondre à des perchoirs pour les poules…

La frondaison des hêtres majestueux protège la bâtisse du soleil brûlant

d'un pas lent… mais rien ne presse, une vache suivie de son maître regagne son étable. Elle paraît petite mais l'amélioration des espèces tant espérée par les physiocrates n'a des effets en France qu'à la toute fin du XVIIIe siècle. Il ne faut pas forcément y voir un jeu de perspective trop vite qualifié de maladroit.  

De sa queue, elle chasse les mouches insistantes…la tête relevée elle cherche le gîte et non plus l'herbe grasse dont elle s'est repue toute la journée. 

Quant au berger, il semble avoir pris froid. légèrement courbé, se moucherait-il ? L'index sur une narine,  il soufflerait fort de l'autre. Le bâton est en suspension alors qu'il continue de marcher… Scène intime… 

une végétation suggestive, posée ici et là pour indiquer que nous sommes dans un cadre naturel, mais trop parsemée pour être réaliste… L'artiste est pressé. Il ne dort que quelques nuits à Bray-sur-Seine avant de gagner Sens ou Troyes ou Nevers. Il ne peut pas entrer dans le détail. Sait-il seulement faire autre chose ?

Au dessus de la cime des arbres, passent quelques oiseaux…
canards, cormorans ou corbeaux ?
Le deuxième panneau était un trumeau de cheminée ( 0m63 x 1m23)

En fond, un paysage urbain:  la forteresse avec sa porte est finalement étouffée par les faubourgs qui l'entourent. Donjon à gauche, porte coiffée de deux tours, château au double toit surplombant la ville.

Edifice religieux comprenant à gauche les communs, l'hôtellerie, le dortoir, une tour-escalier de service, un clocher et la nef de l'église.

Enfin ces constructions qui bordent les axes majeurs conduisant à la vieille ville et constituent les faubourgs.

Ce paysage urbain est serti par l'eau à ses pieds et la table du pont au dessus des toits. Ensemble bien cadré animé par des petites embarcations utilitaires (pêche, bac de traversée).

un pêcheur assoupi ou préparant son filet

Ce dernier brandit fièrement une tanche ou une alose. Il l'avait repérée depuis longtemps, elle a fini par mordre.

Un batelier conduit un homme pressé bien enveloppé dans sa cape pour se prémunir contre l'humidité ou la fraîcheur matinale.

Au loin, un homme pousse à l'aide d'une perche en aubier une petite plate.

Une végétation luxuriante borde de part et d'autre ce paysage d'eau.

Là encore, une végétation suggestive

renoncules ? symbole de la séduction

ancolies ?

un chemin bordé de taillis soignés

Enfin une série de personnages animent la scène. Ici un homme d'arme, au chapeau à panache et ruban, mousquet à l'épaule

Un clerc juché sur un âne  part rendre visite à un malade ou quitte contre son gré la ville pour regagner sa chapelle en rase campagne

Porteur au pas lent prenant appui sur son bâton pour soulager sa peine et gravir plus facilement le pont.

Et pour finir au premier plan un bourgeois qui prend plaisir à venir pêcher

Peut-être allusion au commanditaire qui dans ses temps perdus vient flâner au bord de la Seine pour taquiner le goujon. Sa tenue évoque la fin du XVIIe siècle.

au dessus de ce microcosme

s'agitent de grands oiseaux


Le prieur de la Bourse, gentilhomme dont le portrait au pastel a été dressé quelques années après (1745) regarde ce nouveau décor installé dans le salon de la tour des neiges à Auxerre.

Nous ne pourrons connaître le nom du mécène ni celui de l'artiste peintre. Par le trait qui rappelle les carreaux flamands, il est tentant d'attribuer ce décor à un peintre hollandais qui en déplacement pour une destinée plus ou moins lointaine (un chantier dans un château bourguignon ou un voyage initiatique en Italie) a besoin de financer son voyage par de petits travaux sur la route… Mais, il peut s'agir plus probablement d'un peintre de l'un des nombreux ateliers de faïence de Nevers. Le contour des maisons, le feuillage, le pont sur la rivière, rappelle tout à fait certains décor de la faïence bleue de Nevers de la même époque. L'artiste est donc en déplacement pour une raison inconnue entre Provins et Nevers, sans argent, il a très bien pu réaliser cette peinture à la main levée, réalisant en grand ce qu'il était habitué à faire en petit. Si bref soit le passage, il faut malgré tout faire de la surface. Le trait est rapide, la couche picturale fine. L'artisan a la main sûre, le poignet souple, le bras léger. Pas d'arthrose pour un jeune gaillard qui a remonté la Loire en gabarre de Nevers jusqu'à Gien et gagner ensuite Sens et Provins en voiture. Le trait rapide des artistes nivernais notamment pour le tracé des maisons  rappelle celui de l'illustre inconnu de ces lambris. 
jardinières de Nevers début XIXème siècle



La main de l'artiste pourrait être encore plus prestigieuse. Les décors sont assez proches de ceux des lambris de la pharmacie de l'Hôtel Dieu de Carpentras attribués  à Joseph Siffred Duplessis (1725-1802), peintre carpentrassien, portraitiste du Roi Louis XVI ou à  son père Joseph-Guillaume. (cf site de l'office de tourisme de Carpentras). Similitude des thèmes rousseauistes (paysages arborés, rivières, architectures, promeneurs, pêcheurs…) et similitude du traitement de la frondaison des arbres. 

Les accolades du châssis, la proportion des bois montrent que l'art des boiseries a atteint au début du XVIIIème siècle une grande maîtrise. Le goût pour les camaïeux bleus est également caractéristique des premières années du règne de Louis XV… Ces peintures ont miraculeusement été épargnées des différentes modes. Beaucoup d'entre elles ont été décapées pour revenir au bois naturel ou pour être repeintes en blanc du Roi. Les lambris sont aujourd'hui posés pour au moins un siècle j'espère, dans une ancienne demeure qui à l'époque de leurs réalisations appartenait à Nicolas Cochois, un Auxerrois ayant fondé sa fortune sur le vin auxerrois et le commerce sur Paris. Les tentures vertes renseignées dans l'inventaire de 1769 de la veuve cochois ont laissé place aujourd'hui aux lambris en grisailles. Pas d'injure au temps, le salon d'antan retrouve une nouvelle vie en se revêtant de bleus et de gris. 

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